Télécharger PDF - La morale anarchiste - Pierre Kropotkine - avril 1889
« Nous ne voulons pas être gouvernés. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous ne voulons gouverner personne ? Nous ne voulons pas être trompés, nous voulons qu’on nous dise toujours rien que la vérité. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous-même ne voulons tromper personne, que nous nous engageons à dire toujours la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? Nous ne voulons pas qu’on nous vole les fruits de notre labeur ; mais, par cela même, ne déclarons-nous pas respecter les fruits du labeur d’autrui ? » La morale anarchiste - P. Kropotkine
# Préface de Martine R.
Septembre 1989,
Liaison Bas-Rhin de la Fédération anarchiste
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Quand les compagnons du Groupes Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste m'ont
sollicitée pour écrire cette préface, j'ai songé aux heures de recherche et de lecture que m'avait
demandées un article rédigé pour la revue Itinéraire sur Pierre Kropotkine et traitant justement
de la morale. Car les discours sur la morale foisonnent. Il suffit de regarder plus près l'histoire
des idées et l'on s'aperçoit de la multitude des études sur le sujet.
Il existe autant de morales que de sociétés. Chaque groupement constitué crée des formes de
vie, des usages, des moeurs qui, une fois reconnus utiles et devenus des procédés courants de
la pensée, se transforment d'abord en habitudes instinctives, puis en règle de vie. Voici donc
comment se constitue une éthique propre.
La morale apparaît d'abord comme le système des règles que l'homme suit (ou doit suivre)
dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. Abordée sous cet angle, la question morale
constitue le centre de toute réflexion, puisque toute entreprise humaine, si désintéressée soit-
elle, est soumise à l'interrogation de savoir si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible
ou répréhensible, en accord avec les valeurs reconnues ou en contradiction avec elles, c'est-à-
dire si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou
à l'élimination de ce qui est jugé mauvais. Ce qui peut se résumer à la notion du bien et du
mal.
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Puisque les règles d'éthique ne sont pas toutes les mêmes pour différents individus, époques et
civilisations, il est cependant intéressant et essentiel de noter qu'un facteur moral s'est imposé
comme condition sine qua non de survivance et de progrès : l'entraide. Pierre Kropotkine a
admirablement décrit ce trait substantiel dans son ouvrage : L'Entraide, un facteur d'évolution
(1).
Dès les temps les plus reculés, des penseurs ont cherché à comprendre l'origine des sentiments
moraux et des idées morales qui empêchent les hommes de commettre des actes nuisant à leur
congénère ou, en général, affaiblissent les liens sociaux. Il y a eu les écoles grecques : les
unes ont fondé les notions de morales, non plus sur la seule crainte des dieux et des
phénomène naturels, mais sur la compréhension par l'homme de sa propre nature; les autres se
sont lancés dans les spéculations abstraites, la métaphysique. La morale chrétienne gèle la
société et empêche tout essor moral. Il faudra quinze siècles pour que certains écrivains
rompent avec la religion et se décident à reconnaître l'égalité des droits comme base de la
société civile. Le monde bouge, la morale bouge et l'on voit que l'éthique, c'est-à-dire la
science des idées et des doctrines morales, touche à une autre science, la sociologie, c'est-à-
dire la science de la vie et de l'évolution des sociétés.
Les Temps Modernes marquent l'avènement d'une morale rationaliste fondée sur des bases
scientifiques. Là encore deux courants se font jour : Hobbes et ses disciples considèrent la
morale comme prescrite par une puissance extérieure à l'homme. Ils remplacent l'Église par
l'État, ce qui revient à dire que l'homme ne trouve son salut que dans un pouvoir central,
strictement organisé, qui empêche la lutte incessante entre les individus. D'autres estiment que
seule une large possibilité accordée aux hommes de former entre eux des accords de toutes
sortes permettra d'établir dans la société un ordre des choses nouveau, fondé sur le principe
d'une juste satisfaction de tous les besoins.
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Le XIXe siècle voit naître trois courants nouveaux : le positivisme, l'évolutionnisme et le
socialisme. Ce dernier prône l'égalité politique et sociale des hommes. Il se subdivise en deux
branches bien distinctes : le socialisme autoritaire (ou marxisme) et le socialisme libertaire
(ou anarchisme). Le premier n'apporte rien à la morale : il applique les principes de Hobbes et
donne à l'État tout la latitude de gestion des affaires. Le second renforce les notions de justice
de d'égalité. Pierre-Joseph Proudhon voit la justice comme base de la morale. Dans son écrit :
Qu'est-ce que la propriété?, il dit : "Est juste ce qui est égal, est injuste ce qui est inégal".
Contemporain de Kropotkine, M-J Guyau se propose, dans son ouvrage essentiel Esquisse
d'une morale sans obligation ni sanction de déterminer la portée, l'étendue et les limites d'une
morale exclusivement scientifique. Il s'attache à dénoncer la confusion qui existe entre
sanction morale et sanction sociale et rejoint en ce sens Kropotkine qui estime que la morale
est une "science", celle qui dicte à l'individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et
à perfectionner le milieu dans lequel il vit.
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Contrairement aux affirmations les plus fallacieuses et aux oublis volontaires dans les
ouvrages de philosophie, les anarchistes ont une morale : une morale libre de toute obligation
oppressive et de toute saction répressive, se fondant sur l'entraide et la fraternisation de tous
les groupes humains. Elle a ceci de particulier : elle n'ordonne rien, elle refuse absolument de
modeler l'individu selon une idée abstraite, tout comme elle refuse de le mutiler par la
religion, la loi ou le gouvernement. Elle veut laisser la liberté pleine et entière à l'individu.
Cette morale est en accord parfait avec le type de socitété que souhaitent promouvoir les
anarchistes : une société sans État, gérée directement par les individus et les groupements
sociaux, dont la règle économique est la suivante :
- l'égalité économique et sociale de tous les individus,
- la possession collective ou individuelle des moyens de production et de distribution,
excluant toute possibilité pour certains de vivre du travail des autres,
- l'abolition du salariat et du système d'exploitation de l'homme par l'homme.
Les anarchistes n'ont pas la prétention de changer la nature humaine. Il n'espèrent qu'une
chose : une meilleure éducation de l'individu pour une conception plus saine des rapports
entre lui et ses semblables.
Rompre avec le milieu et se perfectionnant, telle est l'idée-force de Kropotkine, et j'ajouterai :
lutter pour plus de justice, dans le sens où l'entend Proudhon :
"Sentir, affirmer la dignité humaine, d'abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la
personne du prochain, et cela, sans retour d'égoïsme comme sans considération aucune de
divinité ou de communauté : voilà le droit. Etre prêt en toute circonstance à prendre, et au
besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice". (2)
Que cette phrase serve de réflexion et de pratique aux péroreurs multiples qui s'épanchent à
force de discours et de littérature sur les Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.