Abraham Guillén : Anarcho-marxisme, théorie de la guérilla et socialisme de marché

« A warhead nutjob mutualist »

C’est en l’affublant de ce doux épithète volontairement humoristique (et relativement intraduisible en français… « mutuelliste cinglé et belliqueux » ?) qu’un.e ami.e italien.ne a piqué ma curiosité en me faisant découvrir Abraham Guillén, un théoricien socialiste d’Amérique latine.

Guillén était un « anarcho-marxiste ». Très prolifique (il écrit une quarantaine de livres), son apport le plus notable est son étude de la guérilla. Après Mai 68, sa théorie de la guérilla peut être considérée à un certain degré comme proto-autonomiste. Guillén est un stratège remarquable et un analyste compétent des luttes de libération, ayant compris une partie du tournant des luttes dans la seconde moitié du XXème siècle.

Son originalité provient aussi du fait qu’il était économiste, et considérait que l’alternative pratique à la planification centralisée soviétique était une forme de socialisme de marché.

Malgré un certain renom, peu de ses travaux ont été traduits en français, et uniquement une portion l’a été en anglais.

Courte biographie

Abraham Guillén naît en 1913 en Espagne. Il rejoint la FIJL (la formation de jeunesse de la CNT) puis la CNT-FAI. Durant la guerre d’Espagne, il se bat dans la colonne Rosal.

Il connaît la théorie marxiste et il est favorable à une alliance avec le POUM ; il accuse toutefois ce dernier parti de ne pas être réellement marxiste par son rejet du syndicalisme. Il critique également la hiérarchie de la CNT et sa trahison des bases, ayant enterré la révolution sociale au profit de l’alliance avec la république.

Il est condamné à mort par le régime franquiste à la fin de la guerre civile, mais sa peine est ensuite commuée en 20 ans de prison. Il s’enfuit de prison en 1945 et part en exil en Argentine, où il s’occupe de théorie économique. Il se montre critique de l’URSS mais dans les années 50 le modèle socialiste chinois semble retenir son attention, et paraît un temps s’éloigner de l’anarchisme au profit du « néomarxisme », une interprétation libertaire de la théorie de Marx.

Il est arrêté au tout début des années 60, accusé d’entretenir des liens avec les Uturuncos, une guérilla péroniste du nord de l’Argentine qui combattait la dictature de la Révolution Libératrice; après un court emprisonnement, il obtient l’asile politique en Uruguay. Il noue des liens avec la FAU (Fédération Anarchiste Uruguayenne) et l’OPR-33 (Organisation Populaire Révolutionnaire), sa branche militante. Contrairement à d’autres mouvements de lutte et de guérilla en Amérique Latine à cette époque, l’OPR-33 s’allie au syndicalisme et aux « masses » plutôt que de s’en isoler.

Guillén été un « mentor » des Tupamaros, une guérilla uruguayenne marxiste-léniniste. Cependant il faut noter que Guillén dans ses écrits critique très régulièrement leurs méthodes en les comparant à celles de l’OPR-33, et n’est pas marxiste-léniniste. Mais c’est justement en réaction à ses critiques que les Tupamaros infléchissent leur tactique. La tactique urbaine des Tupamaros servira ensuite d’inspiration à des groupes comme les Black Panthers ou les Weathermen aux USA.

Sa théorie de la guérilla, qu’il écrit durant les années 60, se montre cependant très influente en Amérique Latine. Le cœur de cette théorie résidait dans une critique des méthodes guévaristes, du focoismo, qui privilégie les petits groupes armés clandestins agissant dans les montagnes. Guillén rejette l’idée guévariste selon laquelle un pays n’abritant pas de terrain accidenté, comme l’Uruguay, est impropre à la formation d’une guérilla. En étant l’un des premiers théoriciens de la « guérilla urbaine », Guillén cherche à démanteler la vision guévariste et par extension marxiste-léniniste de la lutte, faite de groupes de révolutionnaires professionnels isolés des masses. Guillén rencontre par ailleurs le Che, mais leur discussion se termine très rapidement en dispute.

Abraham Guillén remet l’accent sur l’anarchisme à partir de la moitié des années 60, et tout particulièrement après Mai 68 à Paris et dans le monde ; notamment le fédéralisme et l’action directe. Il s’intéresse également au modèle Yougoslave de l’autogestion et du socialisme de marché.

La figure centrale de l’anarchisme pour Guillén est Bakounine, dont il considère la théorie comme nécessaire pour pallier aux déficiences du marxisme. La critique bakouninienne de la technobureaucratie est importante à ses yeux ; ainsi que son appel à l’action directe.

Guillén considère aussi l’anarchisme comme une théorie plus adaptée aux luttes dans les pays moins développés, en opposition à un marxisme orthodoxe qui laisse entendre que la Révolution doit provenir du cœur de l’Empire, des pays plus développés. Guillén, lui, souscrit à la théorie de la Révolution Continentale : en Amérique, la révolution doit provenir du Sud, privant les US de leur pré gardé. La dégénérescence de l’impérialisme seule permettra ensuite l’exportation de la révolution jusqu’au cœur de l’Empire, jusqu’aux US.

Guillén continue cependant de s’appuyer sur la théorie marxiste, notamment sa théorie de l’exploitation et le matérialisme historique. Il pense même que les bolcheviques, en opposition au marxisme social-démocrate, avaient incorporé une facette anarchiste (en même temps que blanquiste), du moins avant la solidification de l’état soviétique.

Ses derniers écrits, de la fin des années 80, portent notamment sur la théorie économique de l’autogestion et du socialisme de marché.

Guillén : Stratégie de la guérilla urbaine

« Quand j'ai publié « Stratégie de guérilla urbaine », les « Tupamaros » ont vu une lumière, puisque je disais que les « forêts de ciment sont plus sûres que les forêts d'arbres » ; interview d’Abraham Guillén en 1978.

Guillén s’attelle à sa théorisation de la lutte durant les années 60. Son premier ouvrage notable dans ce domaine est sa Théorie de la violence : guerre et lutte de classe, publié en 1965. Mais son principal livre est la Stratégie de la Guérilla Urbaine, publiée en 1966 ; ses influences sont multiples : son expérience de la CNT-FAI, de l’OPR-33 et son étude des révoltes de Mai 68 guident notamment son analyse. Il publiera ensuite en 1969 un troisième traité notable, Challenge au Pentagone. Des extraits de ces travaux et le texte complet de Stratégie de la guérilla urbaine et Challenge au Pentagone sont consultables en anglais dans Philosophy of the Urban Guerilla.

Un autre de ses textes, où il développe plus le caractère militaire d’une guérilla et dont le propos est moins abordé ici, Dialectique de la Guérilla, a été traduit en français.

La ville comme centre subversif

Le sens du « guillénisme » est avant tout celui d’une réponse au guévarisme et à la stratégie des focos, la formation de groupes clandestins en campagne et dans les montagnes, visant à s’appuyer sur les masses paysannes et cherchant à encercler les villes.

Pour Guillén, la stratégie guévariste commet l’erreur de considérer que l’action militaire peut créer ex-nihilo des révolutions. Guillén insiste au contraire que plutôt qu’un terrain favorable, ce qu’il faut se constituer est un soutien populaire réel, notamment au sens des masses. Les objectifs militaires doivent être subordonnés aux buts politiques.

Et c’est au sein des villes que se trouvent les masses dotées d’un potentiel révolutionnaire. Le capitalisme a concentré le prolétariat en zone urbaine, ainsi que les sans emplois, les étudiants. Le centre d’opération doit donc être les plus grandes villes.

Plutôt que le contrôle du maquis et l’encerclement des villes, Guillén propose l’action urbaine et à partir de ce point la subversion des campagnes. Il reconnaît toutefois que la stratégie doit s’adapter au contexte du pays et des régions, selon la prévalence ou non d’une population rurale ou urbaine. Dans une Amérique Latine ayant connue une urbanisation très tôt dans son histoire, la part de population urbaine force à reconnaître au moins la nécessité d’une alliance entre campagne et mouvements urbains, et que toute politique révolutionnaire doit laisser une place aux revendications paysannes, notamment les réformes agraires.

Le temps et l’espace

Dans la résistance, dans la lutte, dans la guerre de libération, le camps qui gagne n’est pas, n’est plus, celui qui triomphe par les armes, mais celui qui tient le plus longtemps ; moralement, politiquement, économiquement.

« Une armée prétorienne qui oppresse et colonise sa propre population n’atteindra jamais la victoire mais bien plutôt sa défaite définitive et écrasante, en étant forcée de s’engager dans des petites batailles, à être démoralisée par le facteur temporel, et forcée à frapper dans le vide par l’emploi stratégique et rationnel de l’espace par la guérilla ».

L’emploi de l’espace consiste à se regrouper momentanément en des points faibles du dispositif impérial et se disperser ensuite, dans la ville, dans la foule, ou dans les mouvements.

Organiser un foco isolé de la population limite le soutien qu’il peut obtenir, et surtout le rend très vulnérable à des campagnes d’encerclement. Dans le cadre des guérillas, des luttes armées d’Amérique latine, Guillén souligne comment les actions dans les campagnes rendaient les groupes vulnérables aux sièges, et même aux bombardements aériens, au napalm, à l’artillerie. En choisissant des tactiques conventionnelles, en se plaçant sur un plan strictement militaire, la guérilla s’expose à des attaques de nature conventionnelle et doit se plier à des lois qui la défavorise, tandis que les armées régulières sont des expertes de ce type de manœuvres.

La lutte ne doit pas se rattacher au territoire, elle doit être partout et nulle part.

« Stratégiquement, une petite armée de guérilla doit opérer en vue de créer les conditions pour une insurrection de masse sans engager les forces populaires dans une bataille initiale, sans se rattacher à un espace donné (barricades urbaines), sans créer de camps de montagne fixes (aussi longtemps qu’elle est faible dans l’espace elle doit savoir comment durer dans le temps) ».

Guillén préconise des actions surprises, perpétrées par des groupes mobiles qui surgissent des masses ou du mouvement, créent une supériorité locale momentanée, avant de disparaître pour laisser les forces de la répression frapper dans le vide.

Ces petites opérations ne doivent pas être faites pour saisir des objectifs physiques, mais doivent chercher à encourager l’esprit révolutionnaire de la population, et gagner du temps.

En somme, il faut pour la guérilla garder l’initiative, démoraliser l’adversaire, éviter l’affrontement, se montrer flexible et changer ses plans d’opération, grignoter l’ennemi, le paralyser stratégiquement, l’humilier, égratigner son image auprès de la population, faire des actions surprises pour encercler et annihiler l’empire là où il est vulnérable puis se disperser.

L’action directe à travers les mouvements

Une masse subversive, un mouvement plus large peut toutefois effectivement occuper du terrain, élever des barricades. Mais ces actions ne visent pas ou doivent éviter à obtenir une permanence dans le temps. En outre, les militants ne doivent pas s’y limiter, ils doivent rester mobiles dans le temps et l’espace pour multiplier les angles d’approche.

Le militant anonyme, à la fois distinct du mouvement dans son action, et lié au mouvement en en sortant et en s’y dispersant, agit sur un « front mobile ». Son rôle n’est pas l’occupation de terrain, cela devrait être le rôle d’un mouvement qui aurait atteint une radicalité et une masse critique. Les guérilleros ne doivent pas établir leur propre infrastructure (mais peuvent sans doute se reposer sur celle du mouvement).

Toute action doit être subordonnée aux objectifs politiques du mouvement en général. Pour Guillén, si les actions radicales perpétrées par les militants ou la guérilla sont couronnées de succès et qu’ils parviennent à maintenir leurs liens avec le mouvement ; les plus modérés seront nombreux à être convaincus de l’efficacité réelle des actions militantes. Guillén prend les actions de l’OPR-33 comme des exemples éclatant d’efficacité, en employant des méthodes variées pour faire une pression personnelle sur le patronat et ses agents lors des grèves d’une façon bien plus efficace que la simple cessation de travail ne l’est. Guillén ici se place entre autres dans la lignée du syndicalisme d’action directe que défendaient les anarchistes des bourses du travail en France.

Contrairement au Che, Guillén voit un intérêt et un potentiel révolutionnaire dans les grèves, dans les revendications de libertés par les mouvements ouvriers, pour la démocratisation des régimes, ou pour la libération d’un héro populaire.

Il cite Mai 68 comme un exemple, avec les occupations d’usine, l’alliance entre le prolétariat et les étudiants, les manifestations ; toutes ces actions ont un potentiel plus important que de se retirer dans un foco dans les montagnes. Pour Guillén le foquismo n’est rien de plus qu’une stratégie d’étudiants qui agissent séparés des travailleurs.

« Le foquismo (…) n’est bon qu’à empiler les cadavres et donner des victoires faciles aux généraux de la répression, entraînés par le Pentagone ».

Toutes ces actions temporaires et tactiques sont valables à condition qu’une vision stratégique révolutionnaire est conservée.

Vivre séparément, Lutter ensemble

Le militant ne doit donc pas être extérieur au mouvement, il est préférable qu’il existe en son sein, en fait partie. Guillén encourage la dispersion géographique des militants dans la ville et la compartimentation ; il ne semble pas mettre l’accent sur la notion de réseau plutôt que de groupe, mais c’est une conclusion logique qu’un lecteur pourrait tirer de son ouvrage.

Il rejette la pratique des Tupamaros qui créaient des caches et habitaient collectivement dans des maisons et appartements, ainsi faciles à identifier et surveiller. Il préconise aussi la diversité de l’approvisionnement ; la décentralisation et la redondance sont préférables.

Une infrastructure lourde crée des traces que le militant doit éviter de produire. En outre, l’infrastructure lourde est non seulement une erreur tactique, elle est aussi une erreur logistique et économique. L’infrastructure étant de la propriété, détenir de l’infrastructure c’est créer des propriétaires ou même de tomber à la merci de propriétaires, un problème auquel les Tupamaros eurent à faire face. Et entretenir une infrastructure trop lourde est une perte de temps et de capitaux que des agents autres que l’État ne peuvent se permettre.

Les représailles comme tactique

Guillén est critique de la violence aveugle.

Il met l’accent sur les représailles comme stratégie centrale, permettant aux actions anonymes de facilement se justifier aux yeux du mouvement. Des actions qu’il faut laborieusement expliquer à la population ne valent rien. L’action doit être significative et convaincante en elle-même. Il faut agir avec l’intérêt et le sentiment du mouvement et de la population en tête, de façon rationnelle ; et les cibles doivent être soigneusement choisies.

Pour reprendre une expression employée par Tiqqun dont le texte « Ceci n’est pas un programme » rejoint une partie des thèses guillénistes, les actions doivent être invisibles pour l’Empire et visibles pour le mouvement.

« Rien n’est plus important que la conséquence politique de nos actions ; tout le reste est secondaire ; à l’image des généraux pour qui l’art de la guerre consiste à forcer l’ennemi à battre en retraite ».

Les actions coup de main, si elles sont efficaces pour résoudre des conflits sociaux, pousseront les gens vers les idées révolutionnaires plutôt que le syndicalisme modéré. Le syndicalisme d’action directe peut pousser aux occupations d’usine, la transformation de ces dernières en coopératives de production, entreprises autogérées… et préparer à l’avènement d’une société socialiste sans bureaucrates et capitalistes.

Il est donc nécessaire que toute action soit proportionnelle ; la violence militante ne doit jamais dépasser celle déployée par l’État au risque de perdre le mouvement. C’est une chose que Guillén critique âprement chez les Tupamaros qui perdirent peu à peu le soutien des masses après une guérilla urbaine efficace, en employant une violence exacerbée, en ayant une ligne politique confuse, des demandes irréalistes ou peu judicieuses aux yeux de la population, en pratiquant la prise d’otage et le meurtre. Guillén critique la pseudo « justice populaire » exercée par les groupes armés qui se veulent juges et bourreaux.

Ainsi, l’autodéfense est la notion qui prime chez Guillén, et en un sens l’éthique et la stratégie politique est une épine dorsale nécessaire pour le guérillero ou le militant.

Antiautoritarisme, fédéralisme

Guillén note que le centralisme organisationnel crée des vulnérabilités et est une cause de scissions

Les organisations de guérilla doivent également rejeter le despotisme interne. S’il faut des commandants, ils doivent être élus et délégués responsables et révocables ; en outre, il doit y avoir une rotation obligatoire des cadres. Guillén évoque l’exemple du général thébain Epaminondas, qui après deux années brillantes de campagne, redevint un soldat comme les autres.

« Les choses sont ainsi, si les guérillas urbaines allemandes et italiennes ne mobilisent pas la population à la base de leurs actions, si ces minorités armées ne convainquent pas les masses populaires désarmées, le triomphe de la révolution ne se produira pas ainsi. Il convient alors de se demander, à quoi sert la dramatisation de la lutte ? À moins qu’il ne soit question de déstabiliser un pays ou d’expulser du Pouvoir un parti pour qu’un autre prenne sa place (mais sera-t-il meilleur ou pire ?), pousser la violence à l’extrême ne se justifie pas, si on va à la chasse pour que d’autres chassent (…) Je n’ai pas beaucoup d’informations sur la guerre urbaine européenne, mais j’imagine qu’elle est détachée des mouvements syndicaux ouvriers, aujourd’hui réformistes (socialistes ou communistes), qui peuvent être mobilisés par ces guerilleros, pour accéder à un socialisme authentique. Lequel ? Comment ? Pour quand ? Avec quel programme ? C’est là que se trouve la faiblesse de la guérilla européenne. Quel est son message ? Comment résout-t-elle la crise de la société post-industrielle ? Si la politique est mauvaise, la stratégie ne peut jamais être bonne ; elle est mise en échec, non par lâcheté, mais par manque d’intelligence. » ~ Abraham Guillén au sujet de la RAF.

Principes d’Économie Libertaire

« Une économie inspirée par des principes fédéralistes et autogérées, avec un marché autogéré, peut être fonctionnelle et éviter la planification centralisée qui mène inévitablement à l’État totalitaire et bureaucratique, propriétaire de tous et tout (…) Dans un marché libéré des capitalistes et de la tutelle de l’État, ces lois auto-réguleront, presque cybernétiquement, le processus économique de production, échange, distribution et consommation ».

Les principes d’économie libertaire de Guillén sont un court texte publié en 1988 dans lequel il résume des idées qu’il explore dans plusieurs de ses autres ouvrages d’économie, dont l’un des principaux est « Socialisme autogestionnaire ».

Guillén rejette le modèle économique soviétique qu’il considère comme planiste, et critique le modèle à l’Ouest non pas en temps que système de libre marché mais comme « Western Welfare-Statism » (un providentialisme d’état occidental), défendu par des « socialistes de la cathédrale » (il emprunte ici l’expression de Bakounine) sociaux-démocrates dont la muse, qui était avant cela Marx, est désormais Keynes. La nouvelle forme du capitalisme, pour Guillén, est celle du capitalisme de monopole dominé par la classe technobureaucratique ; le modèle keynésien est celui de la croissance des taxes, l’inflation monétaire, le déficit, le chômage pour les bases.

Il en tire une théorie donc d’un socialisme de marché et post-étatique. Comme nous l’avons mentionné auparavant, Guillén s’était d’ailleurs intéressé au modèle yougoslave.

Son socialisme essaye de coupler le libre marché avec l’autogestion généralisée. Il n’est toutefois pas exactement un mutuelliste ; il ne semble pas s’en revendiquer, et se distingue des incarnations individualistes du mutuellisme contemporain par diverses propositions ; il n’est pas individualiste en replaçant l’individu comme appartenant avant tout aux collectifs. Son influence marxiste est visible.

Il souhaite également le remplacement de l’argent par des chèques de travail et éviter l’accumulation de capital ; il est pourtant un défenseur dans un même temps de la concurrence sur le libre marché et du profit motive ; l’articulation entre ces deux n’est pas tout à fait explicitée dans son pamphlet. Il va même jusqu’à parler d’une « main invisible » du marché socialiste. En somme, le libre-marché du socialisme est un marché débarrassé de l’accumulation individuelle de richesse, de la spéculation, de la propriété privée capitaliste. La planification doit venir d’une mise en commun de richesse sociale : une formulation qui peut-être manque de clarté.

Il est très optimiste par rapport à l’apport technologique, voyant l’informatique comme un apport utile au marché socialiste, et voyant l’automatisation de la production comme un progrès nécessaire. Guillén espère qu’à terme le système économique atteindra éventuellement le communisme.

On serait tenté de qualifier la théorie économique de Guillén de « collectivisme de marché » anti-autoritaire ou anarchiste, puisque l’on ressent très clairement le caractère anarcho-syndicaliste de son cadre théorique, tout en étant en désaccord avec les thèses individualistes.

Guillén était-il un « warhead nutjob mutualist » ? Évidemment non : il était un anarchiste social de marché, et surtout un stratège.