Cette notice porte sur Ruud Koopmans, « The Dynamics of Protest Waves: West Germany, 1965 to 1989 », American Sociological Review, 58 (5), 1993, pp. 637‑658.
À propos de l'étude de Rudd Koopmans sur les "Nouveaux Mouvements Sociaux" de la seconde moitié du XXème siècle, principalement en Allemagne, en Italie, aux US ou aux Pays-Bas.
Le coeur de son analyse est d'essayer de comprendre les dynamiques des actions collectives ; quelle logique il existe dans les successions de mobilisations et de démobilisations, et leurs formes. Koopmans veut étudier les évolutions des mouvements, leur croissance et décroissance, ce qui implique aussi de savoir quelle praxis est efficace et quelle praxis ne l'est pas pour un mouvement.
Qu'est-ce qu'un mouvement social pour Koopmans ?
Les mouvements sociaux se définissent par une faible institutionnalisation, une forte hétérogénéité, une absence de limites clairement définies et de structures centrales de prise de décision, et enfin une forte volatilité.
Pour faire des études des actions politiques, Koopmans crée une typologie. Il distingue 4 formes d'actions :
- "Demonstrative actions" : Actions légales, mobilisations de masse, manifestations, meetings, pétitions... toutes des actions non-violentes. Ces actions permettent notamment de mobiliser du monde.
- "Confrontational Actions" : Actions non-violentes ici aussi, mais qui ont un but clairement disruptif vis à vis des institutions, souvent extralégales, à l'exemple de la désobéissance civile, les blocus, occupations, manifestations illégales, etc. Elles capitalisent sur un caractère innovateur pour être efficaces.
- "Violence légère" : Actions émeutières, etc.
- "Violence lourde" : Conspiration, vandalisme, terrorisme, sabotage, meurtre, kidnapping, etc.
Il s'intéresse également à quelles organisations sont derrière les actions politiques (actions spontanées, organisations clandestines violentes ou terroristes, avant-gardes, partis et syndicats) ; les formes de la répression de ces actions ; et la présence ou non d'un soutien par des acteurs politiques établis comme les partis et syndicats.
Une fois cette typologie établie et ses sources listées, Koopmans s'intéresse à deux théories prééxistantes sur les dynamiques des mouvements sociaux : - La théorie de Karstedt-Henke - La théorie de Tarrow
1) Karstedt-Henke : The Counterstrategies of Authorities
En 1980, Karstedt-Henke argue que les mouvements protestataires passent par 4 phases distinctes :
- Phase initiale : Les autorités surréagissent à l'émergence du mouvement. S'ensuit une stratégie de répression assez confuse, inconsistente... qui provoque un outrage public.
- La stratégie initiale est un échec. Les autorités vont alors mixer répression et une tentative d'appaiser certaines parties du mouvement avec des concessions, trier les "bons" et les "mauvais" protestataires.
- Cette stratégie du pouvoir crée des conflits internes au mouvement. Les modérés sont intégrés dans le système politique et s'éloignent des actions sur le terrain. Les radicaux, eux, s'extrémisent. Ils sont confrontés à une répression complète, étant séparés de leurs alliés modérés à l'intérieur et l'extérieur du mouvement. On rentre dans une spirale de violence et de répression.
- Début d'action insurrectionnelle et terroriste. Les méthodes confrontationnelles pacifiques sont abandonnées ; les modérés préférant les tactiques réformistes, les radicaux empêchant le mouvement de masse et évitant la répression issue d'actions visibles. Les groupes radicaux se marginalisent encore plus et se ferment aux nouveaux participants.
2) Tarrow : Competition among organizations
Pour Tarrow, les mouvements sociaux émergent quand il y a de nouvelles opportunités : une baisse momentanée dans la répression, une division des élites, l'apparition d'alliés favorables.
Les protestataires sont à l'origine d'innovations tactiques. Ces innovations et leur diffusion est un processus qui suit une logique : les organisations qui font partie du mouvement vont rentrer en compétition et innover au sein du secteur du mouvement social pour attirer du soutien.
Cette compétition intensifie le répertoire vers des formes plus radicales, avant que le cycle ne décline à travers une combinaison d'institutionnalisation et de violence.
The development of the action repertoire
Koopmans revient sur ces deux théories, d'abord sur celle de Tarrow. Il a un regard très critique sur cette dernière et reprend directement ses données et son corpus, qui se base sur les mouvements italiens de 1965 à 1975.
Ce corpus indique que les actions qui dominent au début sont des actions confrontationnelles (des occupations par exemple : actions de type 2). Au fur et à mesure, les syndicats interfèrent de plus en plus et poussent au développement d'actions démonstratives pacifiques et légales (actions de type 1).
La violence se développe et devient plus commune à la fin du processus, lorsque tous les autres formes d'action ont commencé à décliner. Et la violence de masse se transforme en violence groupusculaire.
McAdam (1982) qui étudie les civil rights aux US, note une progression similaire, de même que Koopmans (1992) aux Pays-Bas.
Koopmans souligne ainsi que l'innovation dans les mouvements sociaux est liée aux tactiques confrontationnelles, qui visent à la disruption. Cette disruption peut-être ensuite dans certains cas normalisée ou réintégrée, mais bien souvent surtout elle est réprimée ; les tactiques confrontationnelles (de type 2) sont les plus ciblées. Les tactiques confrontationnelles qui initient le mouvement font face à une répression qui va pousser les éléments du mouvement en deux directions inverses, la modération et la radicalisation : violence contre intégration.
La fuite en avant vers le militantisme violent s'explique pour plusieurs raisons : la répression des groupes non-violents délégitimise le pouvoir, et rend donc l'opposition violente à celui-ci plus légitime ; en outre, les actions violentes deviennent moins coûteuses que des actions confrontationnelles non-violentes (Par exemple par la résistance aux arrestations, l'autodéfense, ou le fait que les groupes clandestins pourraient être plus difficiles à cibler par les autorités : ces méthodes rendent la répression plus difficile et protègent donc mieux le militant ou la militante).
Organisation et Spontanéité
Two views on the role of organization
Pour Tarrow (1989), la phase d'expansion du mouvement n'est pas le produit d'une spontanéité pure, mais de compétition entre organisations de mouvement. Au fur et à mesure, le "marché" devient de plus en plus bondé, ce qui crée une fuite dans la radicalisation pour obtenir du soutien, de l'attention médiatique, etc.
D'autres, comme Piven et Cloward (1977) arguent au contraire du rôle pionnier des disruptions causées par les différentes formes de manifestation qui peuvent se révéler plus spontanées qu'organisées.
L'idée est que les organisations au contraire sont la principale force qui affaiblit le mouvement protestataire, en allouant les ressources vers des buts et méthodes plus conventionnels.
Selon Koopmans, l'hypothèse est prouvée comme fausse par ses propres datas :
- Si son hypothèse était vraie, il faudrait que le degré de disruption soit au plus haut quand les organisations dominent les mouvements ; or c'est l'inverse que l'on voit.
- Si son hypothèse était vraie, les actions protestataires non organisées devraient être moins efficaces et disruptives que celles organisées. Dans les faits, sur la période italienne, on voit un phénomène plus nuancé. (Et en outre les données employées par Tarrow sont biaisées, puisqu'il prend par exemple en compte les actions perpétrées par des groupuscules d'extrême droite). On notera surtout que ce sont les actions groupusculaires qui sont les plus disruptives.
DISCUSSION : Determinants of the rise and fall of protest waves.
D'où vient la puissance d'une action ? Certains auteurs arguent de l'importance du nombre ; d'autres, à l'inverse, arguent de l'importance de la violence et de la disruption.
Tarrow ainsi que Piven et Cloward pensent que l'efficacité d'une action se mesure dans sa capacité à briser les limitations imposées au comportement social.
Rochon (1990) fait un mix de trois éléments pour expliquer la puissance des mouvements : le militantisme, la taille, et l'innovation. Koopmans est du même avis.
L'innovation : Elle crée de l'attention et crée de l'insécurité pour les forces établies. ça prend aussi au dépourvu les autorités qui ne s'attendent pas à de nouvelles tactiques, de nouveaux thèmes. (Les pouvoirs ayant une forte inertie). Militantisme : C'est le pouvoir direct du mouvement. C'est un outil risqué surtout quand il est question de violence, puisqu'elle crée un risque de répression ou de backlash.
Oberschall (1979) : Les innovations tactiques deviennent moins efficaces avec le temps car les autorités apprennent à y répondre et elles attirent moins d'attention par les médias, etc. (Routinisation).
Obserschall note également que l'absence d'organisation est difficile à soutenir sur le long terme.
Les groupes innovateurs souffrent car avec l'évolution du mouvement, il y a une compétitivité croissante des autres forces : les mouvements professionnalisés et institutionnalisés d'un côté, les groupes radicaux de l'autre.
Oberschall (1978) note également que les médias et autorités préfèrent avoir pour interlocuteurs et objets quelques leaders et des groupes bien identifiables ; cela pousse le plus souvent à une restructuration des mouvements en ce sens, les groupes plus hiérarchiques, avec une "élite" interne qui peut servir de représentation ayant une meilleure visibilité.
McAdam (1988) note que sur le long terme un mouvement en déclin force les groupes à survivre soit en adoptant une structure leur permettant de survivre malgré la désertion des effectifs ; avec un accès à des ressources qui ne dépendent pas de la participation de masse (ça peut être par exemple par le biais de l'institutionnalisation), soit en ayant une identité collective suffisemment puissante pour continuer les mobilisations même dans un cadre défavorable (par exemple avec des orgas militantes groupusculaires).
Quelques remarques
Quelques conclusions et remarques que l'on peut faire au sujet de cet article :
Le grand défi d'un mouvement est peut-être de retarder sa division, son éclatement, et de parvenir à maintenir son usage d'actions de type 2 qui sont au coeur de ses réussites initiales et innovations. Notons que ces actions peuvent être plus que disruptives, elles peuvent être effectivement positives, constructives. Il y a ici une balance, une dialectique entre subversion et construction interstitielle qu'il faut étudier. Les théories et travaux sur la guérilla urbaine, à l'exemple de ceux d'Abraham Guillèn (ou même les propositions tactiques de Tiqqun, séparées de leur cadre théorique socio-économique caduc), peuvent apporter des pistes de réflexion pour répondre à cette question, tout autant que les écrits des théoriciens du mouvement interstitiel, à l'exemple de William Gillis ou Kevin Carson (Exodus). En somme, cela poste la question de jusqu'à quel point une variété d'approches tactiques non-institutionnelles peuvent coexister sans s'entredéchirer, comment la pénétration ou infiltration du tissu social et des mouvements peut se faire par l'extension d'une action à la fois positive et négative.
Une tactique de pénétration/infiltration du tissu social et des mouvements, étendre le soutien par l'action (positive et négative), etc…
Ce texte force également à s'intéresser à comment serait-il possible de retarder l'autonomisation des militants vis-à-vis du mouvement - chose qui devrait passer au moins sans doute par éviter la professionalisation de leur activité, par exemple, ou encore ne pas favoriser l'émergence de groupes qui deviennent complètements indépendants, sont complètement rigides, clairement identifiables. Aussi kitchs et limitées qu'elles puissent l'être, certaines des tactiques les plus visibles de l'autonomie (on ne vous les présente pas) ont au moins à elles un caractère largement inorganique.
Il y a aussi la fine ligne qui existe entre massification et et marginalisation, sur laquelle il paraît nécessaire de savoir marcher. La massification pose beaucoup de problèmes en soit, puisqu'elle favorise l'institutionnalisation, l'électoralisme (et inversement l'électoralisme implique massification à coup de promesses et de compromis).
Enfin : comment assurer une pérennité d'un mouvement sur le long terme ? Notons qu'en aucun cas une organisation doit partir d'un principe de permanence (pour éviter sa fossilisation).
En outre : cela implique de se demander comment gérer les ressources de groupes dans le cadre d'un mouvement en voie de démobilisation.
Certains mouvements variés mais minoritaires ont pu espérer trouver une solution dans la pratique des projets positifs, en faisant en sorte que la subsistence du groupe soit profondément liée à son action : faire de la production/reproduction le coeur de l'action "politique" elle-même. Certaines branches de l'anarchisme (mutuellisme, individualisme, et même, à un degré, le syndicalisme) ou de l'autonomie s'y sont penchées.