Télécharger PDF - Le municipalisme libertaire - Janet Biehl - avril 2016
Préface de Annick Stevens
Professeure de philosophie en université populaire à Marseille, spécialiste des philosophes grecs, notamment d’Aristote
Dans la plupart des pays où les différents paliers de gouvernement sont constitués par des élections, on constate un abstentionnisme croissant lors des scrutins, et d’une manière générale un désintérêt pour la vie politique. Nombreux sont les observateurs qui attribuent cette tendance à un repli égoïste et consumériste sur la vie privée. Quelques-uns seulement font remarquer que, si le remplacement progressif de toutes les valeurs par la valeur économique est certainement un facteur important, ce repli a aussi été suscité par les institutions représentatives elles-mêmes, qui privent le « citoyen » — terme désormais abusif — de tout pouvoir de décision quant à l’organisation de la vie en société, ne lui laissant que le loisir d’élire des candidats de plus en plus identiques et, éventuellement, de participer à des consultations très médiatisées dont les résultats ne seront jamais pris en compte. Rousseau, déjà, adressait cette critique au régime parlementaire, et c’est en toute connaissance de cause que les constitutions républicaines depuis la fin du xviiie siècle ont fixé dans l’airain ce régime qui ne laisse aucune chance à la démocratie, c’est-à-dire au pouvoir exercé par le peuple. La plupart des gens se sont habitués à cette passivité, et s’ils protestent parfois, c’est à propos du contenu d’une décision, non du mode de décision lui-même. Les habitants des pays dits démocratiques sont suffisamment formatés par l’idéologie dominante pour considérer qu’une véritable démocratie n’est ni possible ni 8 le municipalisme libertaire même souhaitable.
Pour s’en convaincre, chacun s’empresse de déprécier les expériences qui en ont été faites dans le passé, soit en invoquant d’autres défauts des sociétés où elles ont eu lieu, soit en alléguant leur inadéquation aux sociétés actuelles. Murray Bookchin et Janet Biehl s’inscrivent au contraire dans la tradition aujourd’hui minoritaire de penseurs et d’activistes qui, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, estiment qu’une vie humaine n’est complète que si elle peut réaliser l’ensemble de ses potentialités créatrices, en particulier celle de participer à l’élaboration du vivre-ensemble selon un processus réflexif, lucide et délibératif. Cette pensée, qui était dominante à l’époque de l’Athènes classique et qu’on trouve exprimée dans des textes aussi divers que le Protagoras de Platon, la Politique d’Aristote et les Histoires de Thucydide, a été reprise et adaptée aux conditions du xxe siècle par des penseurs tels qu’Hannah Arendt, Cornelius Castoriadis et Noam Chomsky. Mais surtout, elle a été revendiquée et mise en pratique par de larges mouvements populaires au cours des derniers siècles, qui la déclinèrent dans une multitude de réalisations plus ou moins éphémères, selon le rapport de force qu’ils établirent avec les pouvoirs centralisateurs et dominateurs.
Ce n’est pas le moindre mérite du présent ouvrage que de rappeler les épisodes oubliés ou déformés de notre histoire au cours desquels s’est déployé ce formidable élan d’auto-organisation, de mobilisation des intelligences et des forces créatrices. Bien entendu, il n’est pas dans l’intention de Biehl et Bookchin d’ériger quelque expérience que ce soit en modèle parfait, ni de donner à penser que les sociétés dotées d’institutions politiques réellement démocratiques sont prémunies contre tout défaut dans d’autres domaines. Il s’agit plutôt de montrer qu’une telle institution est possible, y compris aujourd’hui, et qu’elle se prête à une évolution permanente, en fonction des désirs de l’ensemble de ses participants.
On comprend dès lors que le défi principal, qui fut celui de toute l’oeuvre de Bookchin et qui est ici admirablement synthétisé, est d’actualiser la conception de la démocratie directe et de la lier étroitement aux impératifs de notre époque. Certains de ceux-ci font l’unanimité dans l’opinion de gauche, comme l’urgence écologique ou la lutte contre l’oppression de certaines préface à la nouvelle édition 9 catégories de personnes, que ce soit sur la base du genre, de l’origine ethnique, du statut socioéconomique ou d’autres facteurs de discrimination. En revanche, un autre impératif essentiel pour Bookchin tend à disparaître des revendications actuelles, même radicales, à savoir la libération de la vie quotidienne par la diminution des contraintes de la nécessité, seul moyen de garantir à tous l’accès aux activités épanouissantes. Or, cet allégement du poids de la nécessité — c’est-à-dire le temps consacré aux tâches productives et l’inquiétude liée à la simple survie matérielle — est une condition indispensable d’une vie publique intense, non seulement politique, mais aussi intellectuelle et artistique. À cet égard, on a souvent mal compris les propositions de Bookchin concernant la technologie. Sans l’espace de liberté que la technologie est appelée à dégager, selon Bookchin, l’appel au municipalisme libertaire succombe sous l’objection redoutable du manque de disponibilité des travailleurs, accaparés par des tâches professionnelles qui, loin d’aller en diminuant, semblent condamnées à augmenter sans cesse pour compenser les « crises » du système capitaliste.
Insistons donc sur l’importance de ce lien : il n’y aura pas de démocratie directe sans réduction massive du temps de travail, et cela suppose non seulement que l’on s’attaque au mythe de la croissance (ce que recommandent heureusement de plus en plus d’associations et courants de gauche), mais aussi — et là se brise le consensus — que l’on refuse de répondre au problème écologique par un rejet généralisé de la technologie et de la mécanisation. Lorsque Bookchin célèbre la société « post-rareté », il ne veut absolument pas dire que l’abondance est déjà acquise pour tous grâce aux technologies existantes, mais bien qu’elle est désormais à notre portée grâce aux potentiels technologiques que nous pouvons développer sur la base d’énergies compatibles avec l’équilibre écologique, telles que les énergies solaire, éolienne, hydraulique (y compris marémotrice), géothermique, et d’autres encore à découvrir. L’efficacité de ces énergies dépend fortement de leur adéquation aux ressources et aux besoins locaux, ce qui apporte un argument supplémentaire au projet de décentralisation municipaliste : c’est à chaque région qu’il appartient d’évaluer les ressources disponibles et nécessaires, et de contrôler leur exploitation et leur distribution. Au contraire, la centralisation 10 le municipalisme libertaire de l’exploitation énergétique provoque la destruction écologique des zones de production intensive, exige des moyens de transport coûteux, peu efficaces et éventuellement dangereux, et favorise la corruption des décideurs par des groupes industriels géants dont la seule motivation est le profit. Un tel système ne cherchera jamais à satisfaire les critères de qualité de la vie pour tous les vivants, et sera par définition incapable d’assurer une tranquillité pour l’avenir, celle-ci exigeant l’absence de nuisances, de risques de destruction massive et de mainmise au profit de quelques-uns. Il est plus que jamais nécessaire, devant la catastrophe écologique qui s’annonce, de prendre conscience que ni les États et leurs conventions internationales ni le capitalisme dit « vert » n’arriveront à enrayer le processus destructeur qu’ils ont euxmêmes enclenché. Tout au plus pourront-ils gérer la nouvelle rareté des ressources par un renforcement de leur concentration profondément inégalitaire, appuyée par un recours toujours plus fréquent aux appareils répressifs, comme nous le voyons déjà dans les régions du monde où des populations sont violemment réprimées parce qu’elles essaient de défendre un autre mode de vie face aux mégaprojets imposés par les consortiums étaticoindustriels. Une fois admis que les structures économiques et politiques sont indissociablement liées et qu’une société écologique est impossible sans un changement radical d’organisation politique, le municipalisme libertaire se présente comme le moyen le plus efficace de reprise en mains de ce pouvoir par des populations lucides, informées et égalitaires.
Bookchin a probablement raison d’insister sur le fait que le pouvoir dont il faut s’emparer est proprement politique et que l’autogestion des activités économiques et sociales ne suffirait pas. Il est important, en effet, si l’on vise la liberté de tous les individus, de maintenir la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, ou, pour le dire de manière plus complexe avec Castoriadis, entre la sphère publiquepublique et la sphère publique-privée. Cette dernière correspond à l’agora grecque : elle concerne l’activité économique réalisée en collectivités spontanées, ainsi que la vie associative dans des domaines aussi divers que la culture, les sports, les voyages. Sa structure est mouvante et faite de multiples initiatives en fonction des désirs et des compétences des personnes librement associées. préface à la nouvelle édition 11 La sphère publique-publique correspond à l’ekklesia, c’est-à-dire à l’assemblée réunissant l’ensemble des membres d’une communauté géographique, quelles que soient les activités et spécialités de chacun, pour prendre les décisions qui engagent la collectivité entière, par exemple l’aménagement de l’espace, les types d’activités encouragées ou prohibées, les rapports avec les autres communautés. Certains courants libertaires doutent de l’utilité de cette instance proprement politique et en appellent à une révolution exclusivement sociale, la politique étant pour eux nécessairement oligarchique et autoritaire. Bookchin leur répond que, si l’on veut garantir la durabilité de la nouvelle organisation et empêcher que les différences individuelles entraînent des inégalités lors des prises de décision, il est indispensable d’instituer formellement le pouvoir délibératif et de fixer son fonctionnement par une sorte de constitution, tout en laissant, bien entendu, la voie ouverte aux modifications qui pourraient être jugées nécessaires.
L’insistance sur la nécessité d’instituer une alternative politique est probablement le trait le plus original de l’écologie sociale et de son versant politique, le municipalisme libertaire. Biehl et Bookchin montrent bien que, sans cette institution politique, toute transition vers d’autres formes de production, d’habitat ou de relations est vouée à rester au mieux marginale : tolérée par le système dominant tant qu’elle ne le concurrencera pas sérieusement, récupérée par lui lorsqu’il aura besoin d’idées nouvelles à vendre, et impitoyablement détruite si elle se développe au point de menacer ses intérêts. Il nous faut donc agir constamment sur les deux fronts : construire des alternatives locales, écologiques et antiautoritaires, et investir le champ politique, qui seul pourra leur assurer une pérennité. On peut se demander (on n’a pas manqué de le faire) si le processus proposé par Bookchin pour parvenir à long terme à une fédération de municipalités libertaires est réalisable dans l’état actuel des législations nationales. Ce programme suppose en effet une large autonomie des pouvoirs locaux par rapport aux États, ce qui est loin d’être généralisé à l’échelle mondiale. L’État du Vermont, où une expérience de municipalisme libertaire a été tentée, dispose d’une constitution exceptionnellement favorable à cet égard, mais déjà dans d’autres États des États-Unis les 12 le municipalisme libertaire premières étapes du processus auraient été illégales et donc plus rapidement empêchées. Que dire alors des États considérablement plus centralisés que l’on trouve, par exemple, en Europe ? Dans quel pays les communes ont-elles encore leur propre charte modifiable à leur gré ? Quel maire aurait le pouvoir de transférer les prérogatives du conseil municipal vers des assemblées citoyennes autoconstituées, sans que cette décision soit immédiatement annulée à l’échelon supérieur ? Ce n’est pas un hasard si les réalisations effectives de municipalisme autonome que l’on observe actuellement sur d’autres continents, depuis l’insurrection zapatiste jusqu’au tout récent mouvement pour la libération du Kurdistan, se construisent en contournant les institutions politiques locales et non en s’en emparant.
Il n’importe : la force de l’exemple ne réside pas dans sa capacité à être reproduit tel quel, mais dans sa capacité à susciter des innovations comparables, adaptées à chaque situation. Chaque constitution nationale doit être étudiée afin qu’on y découvre les brèches dans lesquelles peut s’introduire un pouvoir politique parallèle, qui resterait dans la légalité aussi longtemps qu’il n’est pas assez puissant pour affronter les forces étatiques. En outre, comme le soulignent Biehl et Bookchin, la discussion en assemblées politiques, même sans effet immédiat sur les réglementations en vigueur, est une formidable paideia, cette éducation pratique dont Aristote faisait le fondement du régime des citoyens, cet apprentissage de la parole argumentée, de la délibération sur les avantages et les inconvénients des diverses options, de la responsabilité qui accompagne la liberté. Certes, il n’y a rien de plus démotivant que de délibérer à vide, à propos de questions sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Les consultations de citoyens convoquées par les autorités l’illustrent bien : dès que l’on a compris qu’elles ne servent que d’écran pour des décisions prises ailleurs, tout le monde s’en désintéresse. En revanche, rien n’empêche de commencer par délibérer sur des sujets liés à la vie quotidienne d’un quartier ou d’une association dédiée à une activité collective d’utilité publique, et de se former ainsi à l’autoorganisation, en attendant que le mouvement s’étende et prenne des forces pour passer à une phase plus ambitieuse. L’autonomie politique, cet état enfin adulte de l’humanité, comme le disait Kant, est un plaisir multiple à découvrir : le préface à la nouvelle édition 13 plaisir de sortir de l’infantilisation, celui de se libérer de l’esclavage des marchandises et du travail qu’on y consacre, celui de redécouvrir les activités dignes d’une vie humaine. Qu’est-ce qu’une vie, en effet, au cours de laquelle toute l’intelligence, la force et la créativité de l’individu ne s’exercent qu’au service d’une production illimitée de biens répondant à des besoins artificiellement créés, dans une complète dépossession quant au choix des fins et des moyens ? L’autonomie individuelle, ce processus par lequel l’individu prend conscience de son aliénation, découvre ses aspirations propres et se donne les moyens de les réaliser, est inséparable de l’autonomie politique, qui libère les activités intellectuelles, artistiques, sportives, de leur subordination à l’économie et leur permet de se développer librement, pour la qualité du plaisir qu’elles procurent. Janet Biehl nous aide à ancrer la quête de l’autonomie politique dans la meilleure part de notre héritage historique, à anticiper toutes les difficultés qui ne manqueront pas d’accompagner ce long processus, et surtout à retrouver l’énergie et l’enthousiasme sans lesquels il n’est pas de changement radical possible.