Tactiques et statégies

Autrice : Crabouibouif (anonyme), 2020


Extrait du Manifeste de l'EANL (Etude et Actions Néosynthésiste Libertaire) par Crabouibouif et Rosenklippe "Site de l'EANL"
mai 2020


Le dual power est concept de stratégie militante qui désigne la construction d’un contre-pouvoir populaire qui rentre en contradiction avec le pouvoir politique. Le terme vient à l’origine du léninisme, mais il a existé avant lui et a été réactualisé sous d'autres formes.

Il s’agit tout d’abord de la mise en réseaux des organisations de lutte (sociétés de résistance/syndicats), de propagande (partis/groupes) et – le plus important – les organes économiques ou sociaux autogérés (coopératives, soupes populaires, banques et assurances mutuelles, bourses du travail…).

On peut noter à la fin du XIXè siècle, un grand nombre de pratiques d'entraide sous cette forme : les coops/scops donnaient de l'argent aux caisses de grève, les familles de la campagne (voire celles à l'étranger) accueillaient le temps des grèves les enfants des ouvriers mobilisés. On peut aussi évoquer les pratiques de mutualités employées à l'échelle internationale pour que les syndicats des différents pays se soutiennent économiquement de façon décentralisée.

La Lutte et l'Entraide de Nicolas Delalande (2019) évoque cette question et révèle son origine au sein du mouvement mutuelliste. Pierre-Jospeh Proudhon avait imaginé la possibilité de "réseauter" des coopératives autour des banques du peuple (banques mutuelles), créant des bastions de résistance au capitalisme et favorisant les pratiques émancipatrices. On peut donc comprendre le dual power comme l’émancipation économique progressive du travailleur de l’État. Il permet autant de soutenir des luttes sociales conventionnelles que les efforts révolutionnaires tout en familiarisant les travailleurs avec l'autogestion.

Enfin, chez Lénine, le dual power indiquait en 1917 la contradiction du pouvoir politique du gouvernement provisoire de Kerensky avec le « pouvoir des soviets », qui possédaient dans les faits le véritable pouvoir local en organisant la gestion des ateliers par les travailleurs autant que la sécurité ou l'aide sociale.


Aujourd’hui, pratiquement toutes les branches de l’anarchisme brandissent cet étendard idéologique comme substitut ou additif à la révolution. Le dual power peut être au service du pacifisme : Mutuellisme étroit, Néofouriérisme et aujourd'hui libertarianisme de gauche (ou encore individualisme des années 1920 avec leurs communes libres). Il peut être un auxiliaire à la révolution, sur le modèle des mutuellistes avancées, des collectivistes ou des plateformistes et des mutuellistes révolutionnaires plus récemment.


« Comme le monopole idéologique des institutions dominantes est brisé et que les gens s'appuient de plus en plus sur les institutions alternatives (IA), ceux qui ont bénéficié des arrangements existants peuvent chercher à démanteler leurs concurrents débutants. […] Les institutions de contre-pouvoir (XI) sont créées à la fois pour défendre les IA et pour promouvoir leur croissance. Elles s'efforcent de remettre en question et d'attaquer le statu quo tout en créant, défendant et garantissant un espace pour l'opposition et les institutions alternatives. Elles le font par tous les moyens, des protestations politiques à l'appropriation directe (de plantations, de bâtiments gouvernementaux, d'usines, etc.) pour l'utilisation d'institutions alternatives, en passant par la désobéissance civile ou la résistance armée.

[…] Les changements réels sont en cours, plutôt que d'être reportés à un moment révolutionnaire, de sorte que les besoins non satisfaits par l'ordre préexistant sont satisfaits pendant la lutte et qu'aucun secteur de la société ne se fait dire que ses préoccupations ne peuvent être traitées qu'après la victoire. En d'autres termes, la création d'IA et de l'espace politique qui leur est destiné présente des avantages intrinsèques, outre l'avancement du projet révolutionnaire. […] Simultanément, la crédibilité d'une vision révolutionnaire est immensément accrue par sa mise en pratique et par son affinement et son amélioration au fil du temps. Il est également concevable que les clivages entre les révolutionnaires et les réformateurs (et toutes les nuances entre les deux) puissent être réduits en ayant un projet commun que les deux trouvent utile. Les forces qui seraient envoyées pour réprimer un mouvement révolutionnaire se trouvent confrontées à des personnes qui ont pris le contrôle de leur propre vie, plutôt qu'à des cadres armés qui tentent d'imposer une vision au pays, ce qui pourrait éviter un conflit militaire ou du moins en réduire la gravité.

Le succès des rébellions à double pouvoir se termine par l'acceptation des nouvelles formes sociales par une grande partie de la population et la prise de conscience par les anciens dirigeants qu'ils ne sont plus capables d'utiliser leurs systèmes de force contre le mouvement révolutionnaire. Cela peut se produire parce que la non-coopération a paralysé les anciennes structures de pouvoir, parce que trop peu de gens restent fidèles aux anciens dirigeants pour faire respecter leur volonté, ou parce que les dirigeants eux-mêmes subissent une conversion idéologique. […] La prétendue "nécessité" d'une avant-garde révolutionnaire pour guider l'impulsion révolutionnaire se révèle sans fondement : comme le peuple a déjà appris à gérer ses propres affaires, il n'a pas besoin de tutelle d'en haut. La possibilité de cooptation est minimisée : "Lorsque le peuple reconnaît son véritable pouvoir, il ne peut être enlevé par la rhétorique ou … l'imposition" »

– « An Introduction to Dual Power strategy », Dominick A. Brian.1


La critique anarchiste

Dans “An Introduction to Dual Power Strategy”, Brian A. Dominick, anarchiste plutôt de la tendance mutuelliste, marque les différences significatives entre communistes et anarchistes sur la définition du Dual Power.

« […] Il y a deux dualités à l'œuvre dans le concept stratégique moderne connu sous le nom de Dual Power. […]

Les marxistes contemporains insistent sur le fait que les conditions objectives nécessaires à la révolution sociale existent aujourd'hui dans les sociétés nord-américaines et dans l'ensemble du monde industrialisé. Ces conditions, affirme-t-on, sont les formes de production technologiquement avancées qui donnent aux travailleurs la capacité, et non l'autorité, de répondre à tous les besoins matériels de la population. En d'autres termes, si seuls les travailleurs se soulevaient et prenaient le contrôle des moyens de production, la révolution serait à portée de main, car ils pourraient réorganiser l'allocation et finalement se débarrasser d'une pénurie artificielle de biens matériels et de services. L'élément manquant aujourd'hui, affirment les marxistes, est la condition subjective de la conscience révolutionnaire. C'est-à-dire que le peuple doit devenir révolutionnaire dans son esprit.

L'idéologie marxiste, telle qu'elle est diffusée par les partis "communistes" modernes (avant-garde autoproclamée dans un état prématuré), est le véhicule prétendument capable d'inculquer cette conscience révolutionnaire aux "masses". Cette croyance est la raison pour laquelle les marxistes contemporains ont tendance à s'organiser idéologiquement, en diffusant de la propagande, plutôt que pratiquement, comme dans la mise en place des organisations de base nécessaires à la satisfaction des besoins immédiats et futurs du peuple, y compris une autogestion politique et économique popularisée. Pour eux, le Dual Power se produit lorsque leur parti établit la force et les moyens nécessaires pour réorganiser et diriger la société du haut vers le bas. »


La conception anarchiste : municipalistes, mutuellistes et socialistes

Dans une vision similaire, James Mumm, anarcho-municipaliste américain dans un article nommé « Active Revolution » propose une vision « anarchiste » du Dual Power : « Dans la définition originale, le double pouvoir se référait à la création d'un pouvoir alternatif et libératoire pour exister aux côtés du pouvoir étatique/capitaliste et finalement le surmonter. […]

La théorie du Dual Power est une double stratégie de résistance publique à l'oppression (contre-pouvoir) et de construction d'alternatives coopératives (contre-institutions). La résistance publique à l'oppression englobe tous les mouvements d'action directe et de protestation qui luttent contre l'autoritarisme, le capitalisme, le racisme, le sexisme, l'homophobie et les autres oppressions institutionnalisées. […]

Il est essentiel que ces deux modes d'action généraux ne soient pas isolés au sein d'un mouvement donné. Les organisations de contre-pouvoir et de contre-institution doivent être en relation les unes avec les autres. […]

Il n'implique pas un double ensemble de principes, et donc de processus - un pour la résistance du public et un autre pour la construction d'alternatives coopératives. Le processus utilisé pour les deux orientations stratégiques a le même ensemble de principes à la base. Les principes anarchistes de démocratie directe, de coopération et d'entraide ont des implications pratiques qui informent les stratégies de double pouvoir pour la révolution. »


Insurrectionnalisme

A cela pouvons-nous ajouter les quelques précisions sur la structure de la Révolution selon Brian : « Dans l'esprit de la démocratie participative, la stratégie du Dual Power met fortement l'accent sur le collectivisme, l'application de principes et de pratiques non autoritaires dans les situations sociales quotidiennes, du foyer et de la famille au lieu de travail et à l'économie. Le collectivisme exige, au-delà de la répartition égale du pouvoir entre les individus, de mettre l'accent sur la participation et la diversité des idées. Par conséquent, non seulement les acteurs se voient accorder un poids égal dans la prise de décisions, mais les options elles-mêmes font l'objet d'une attention particulière. Les plus grands facteurs de définition des institutions collectives bien organisées sont les suivants (1) la valorisation (et pas seulement la tolérance) de la dissidence ; (2) l'accent mis sur le processus démocratique ; (3) l'obtention d'une participation maximale de tous les membres ; (4) le sentiment d'unité et d'objectif commun ; (5) l'encouragement de la familiarité interpersonnelle entre les membres ; et (6) le développement et le partage des compétences entre les membres.

Ainsi, l'individu est l'unité primaire du changement social, et le collectif est l'unité secondaire. Mais tout comme l'individu peut ne pas s'épanouir dans le vide, le collectif doit reconnaître le contexte plus large du mouvement et la place qu'il y occupe. C'est pour cette raison que les institutions individuelles, organisées collectivement si elles sont révolutionnaires, doivent s'affilier à d'autres institutions similaires. […]

L'établissement d'un Dual Power est offensant dans un sens très subversif : il cherche à empiéter lentement mais pleinement sur le domaine de ceux qui détiennent l'autorité, le statu quo. Les attaques contre les institutions à double pouvoir peuvent donc être considérées comme des manœuvres défensives de la part de l'État et de ses cohortes. Généralement, dans toute lutte, si les défenseurs sont bien établis, ils ont un avantage certain sur leurs agresseurs. Il est donc évident que la clé est de devenir bien établi. »

Brian donne ainsi un élément important à la compréhension de l’organisation anarchiste du Dual Power : son antiautoritarisme. Il exclut selon lui plusieurs pratiques, notamment celles des plateformistes et la mise en place d’une armée révolutionnaire composée de milices ou de régiments propre à l’idée de la lutte des classes :

« Une partie de cette préparation au moment de l'insurrection consiste à affaiblir l'ennemi bien à l'avance. Cela signifie qu'il faut agiter et organiser les rangs des agents de l'ancien ordre. Cela signifie démoraliser la police et l'armée, les encourager à apporter des changements dans leurs institutions comme nous le faisons dans diverses autres. En effet, cela signifie les encourager à devenir nous. […] Mais ne vous y trompez pas, lorsque la violence s'intensifiera parce que les autorités, autrefois confortables, reconnaîtront la menace qui pèse sur leur statut, et sur le cadre social même qui donne naissance à ce statut, nous ne pourrons pas battre une armée au complet, ou des forces de police qui fonctionnent bien. Résistance, refus, sabotage, désertion, tout cela devra être banalisé au sein des forces armées, sinon nous n'aurons aucun espoir de succès dans l'insurrection. Un autre élément majeur de la victoire insurrectionnelle sera la furtivité. En d'autres termes, puisque l'insurrection commencera à peu près au moment où les élites découvriront qu'elles sont sur le point de perdre le tapis sous leurs pieds, nous devons nous débarrasser de la plus grande partie possible de ce tapis et le remplacer par notre nouvelle fondation, le dual power, avant qu'elles ne reconnaissent une menace importante. […]

Sans chefs mais non pas désorganisés, les instances (si on peut parler d’instances) insurrectionnelles ne peuvent pas provoquer une remise en question de l’organisation collective par l’ennemi car l’insurrection n’existe que par l’impulsion d’individus conscientisés et indépendants de leurs actes et du collectif.

En excluant la croyance du « lendemain meilleur » propre à la révolution violente et armée, l’insurrection permet la structuration parallèle de coopératives, comités sociaux, etc. A la différence d’un soldat, l’insurgé·e peut aussi être membre d’un collectif alternatif et y participer activement.


Précisions pour les Communistes Libertaires

Dans un article de la DSA Libertaire de décembre 2018, les anarchistes américain·es parlent de la nécessité à employer de la stratégie du Dual Power : « Après plus d'un an de discussions sur nos expériences et nos idées, d'organisation de projets au sein et entre nos sections locales, et de mise en place d'institutions durables à l'intérieur et à l'extérieur de la DSA, nous sommes finalement parvenus à un consensus sur les grandes lignes d'une stratégie révolutionnaire adaptée à notre contexte et à nos conditions matérielles actuels. Nous sommes désormais tous d'accord pour dire que la voie du socialisme à notre époque est de construire un Dual Power. » Au fil de cet article la DSA avance l’importance du Dual Power du militantisme : cette stratégie permet la création d’espaces libérés du capitalisme, d’institutions alternatives, de l’engagement. Comment ?

« Pour accomplir ces choses en tant que mouvement des classes ouvrières dans toute notre variété, nous devons nous organiser avec tous ceux qui sont exploités et opprimés par le système capitaliste. Cela signifie que nous devons travailler ensemble non seulement sur le lieu de travail, mais aussi dans nos communautés (en ligne et dans la vie réelle), nos blocs et nos prisons, nos écoles et nos quartiers, nos maisons et nos rues, pour construire le pouvoir de la classe ouvrière de base. Nous reconnaissons que cela inclut les travailleurs engagés formellement et informellement au point de production, de logistique et de réalisation, mais aussi ceux qui sont au chômage, retraités, incarcérés, dépendants ou handicapés, et tous ceux qui ne possèdent et ne contrôlent pas les moyens de production capitalistes dans le cadre du 1% ou de leurs laquais. […]

À notre avis, le Dual Power est composé de deux éléments : (1.) la construction de contre-institutions qui servent d'alternatives aux institutions qui régissent actuellement la production, l'investissement et la vie sociale sous le capitalisme, et (2.) l'organisation et la confédération de ces institutions afin de construire une base de contre-pouvoir populaire qui peut éventuellement remettre en question de front le pouvoir existant des capitalistes et de l'État. »

Les communistes libertaires américains font appel à la structure confédérale pour structurer les institutions alternatives et de contre-pouvoir. Dans ce modèle là les deux institutions s’entremêlent et font appel à la démocratie directe : une confédération en croissance s’oppose à un État dominant.

« Le Caucus socialiste libertaire s'organise pour construire des réseaux de conseils communautaires, d'assemblées populaires, de syndicats de locataires et d'autres organes de démocratie participative qui forment un contrepoids aux institutions autoritaires qui régissent actuellement nos vies, organisant la société en parallèle contre le capitalisme et l'État. […]; nos conseils et assemblées peuvent restructurer l'autorité politique autour de nos propres processus de démocratie directe confédérale. Ce cadre de construction du pouvoir populaire en dehors des institutions de gouvernance de notre système actuel, pour remettre en question et éventuellement remplacer ces institutions par des institutions véritablement démocratiques de notre propre fabrication, est le cœur du Dual Power. […]

Les contre-institutions peuvent comprendre, sans s'y limiter : les conseils communautaires, les assemblées populaires de quartier, les conseils de travailleurs, les syndicats, les syndicats de base, les coopératives de travailleurs, les économies de solidarité redistributives en réseau local et régional, les initiatives de budgétisation participative et les banques de temps. Ils comprennent également des collectifs engagés dans la fourniture d'une aide mutuelle et de secours en cas de catastrophe, des syndicats de locataires, des fiducies foncières communautaires, des coopératives d'habitation, des systèmes communautaires d'agriculture et de distribution alimentaire, de l'énergie appartenant à la communauté, des modèles d'éducation horizontale, des collectifs de garde d'enfants, et des cliniques de santé gérées par la communauté, pour n'en citer que quelques-unes. […] » Jusque-là les communistes libertaires reprenaient avec beaucoup de similitudes le système collectiviste déjà décrit, mais il ne semble pas reprendre le caractère insurrectionnel précédemment présenté, ou du moins il n’en fera pas part.

« Les communautés ouvrières qui s'organisent pour s'occuper des différents problèmes qui les concernent - de la réparation des rues à la distribution de nourriture, des cliniques aux feux de freinage au nettoyage des bâtiments négligés - montrent toutes les limites de la capacité de l'État néolibéral à résoudre nos problèmes et donc à le délégitimer aux yeux des observateurs. Les grèves et les arrêts de travail, les grèves des loyers, les blocages d'autoroute et les manifestations de masse qui accablent la capacité des autorités à maintenir le "business as usual" font tous partie de la façon dont la classe ouvrière démontre son pouvoir. […]

Une fois établies, les institutions du Dual Power qui travaillent à l'expansion du socialisme municipaliste dans telle ou telle communauté se confondent d'abord au niveau régional, puis en un vaste réseau international de "villes intrépides" similaires dédiées à la révolution contre le capitalisme et le fascisme, et à la construction dévouée du socialisme libertaire. Cette architecture organisationnelle décentralisée, en réseau, peut donner la priorité à l'universalisation de la démocratie économique et à la redistribution des biens et des services à tous, dans les communautés et les régions respectives. »